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Notre monde à boutons-poussoirs

Cet article a été publié initialement dans l'(e)Bulletin de l’ICA.

Frank Grossman, FICA

Il y a quelques jours à peine, j’ai été tiré de mon insouciance urbaine alors que je me trouvais dans un ascenseur et que les portes se sont ouvertes sur un trio revenant d’une séance de magasinage : grand-papa portant les sacs d’épicerie, grand-maman devancée par une poussette vide et leur petite merveille – une gamine blonde comme les blés – menant la marche. Sans cérémonie, sur la pointe des pieds, la petite s’est étirée devant le panneau pour appuyer sur le bouton « 18 ». « Seulement trois ans et elle sait déjà comment appuyer sur des boutons », a dit grand-maman. Cela a suscité chez moi une réflexion.

La prévalence des boutons-poussoirs

Nous vivons sans aucun doute dans un univers à boutons-poussoirs. Pour activer le fonctionnement d’innombrables commodités modernes, même de la machinerie lourde, par exemple des ascenseurs, il suffit d’appuyer sur un bouton. Et qui n’aime pas être en position d’appuyer sur des boutons, d’exercer un contrôle sur le signal qui produit une solution à un problème? À l’inverse, on peut dire qu’en règle générale, on n’apprécie pas tellement que d’autres exercent sur soi un contrôle comme si on était muni de simples boutons.

Cela est particulièrement le cas compte tenu de la culture du « sur demande », 24 heures sur 24, qui s’installe de plus en plus. De plus en plus, on s’attend, quelle que soit l’heure, à obtenir une réponse instantanément chaque fois que l’on actionne un bouton-poussoir. Songez à vos propres communications électroniques – textos, tweets, publications Instagram, même les bons vieux courriels. Si la patience a déjà été une vertu, le « je le veux… hier! » semble être désormais la norme pour plusieurs.

Les actuaires sous pression?

Il vaudrait peut-être la peine d’examiner l’influence que pourrait exercer l’impératif de la culture du bouton-poussoir sur la pratique actuarielle contemporaine. Hésite-t-on à retarder, ne serait-ce que très légèrement, l’exécution d’un travail en raison de l’imposition d’un délai rapide? La pression imposée par l’obligation de fournir une réponse rapide pourrait-elle inciter un actuaire à recourir à un prisme particulier à travers lequel les problèmes complexes peuvent donner lieu à des solutions simples? Après tout, bon nombre d’études de cas professionnelles partagent ce même scénario dans lequel on demande à un actuaire d’en faire trop avec trop peu – y compris le temps.

Par le passé, la curiosité actuarielle – soit la volonté de retourner toutes les pierres et de tenter de nouvelles démarches – était vue comme une bonne chose. Mais les tâches instantanées, par définition, sont celles qui peuvent être exécutées à répétition. Et un actuaire qui a l’habitude de se fier à des solutions ou à des techniques machinales est susceptible de se trouver en concurrence directe avec des systèmes experts – lesquels sont, en règle générale, avantageux sur le plan de la rapidité et du coût – et de perdre la main lorsque l’innovation est à l’ordre du jour. Certains projets, malgré tous les boutons sur lesquels on doit appuyer, méritent des délibérations sans précipitation. Bien avisé est l’actuaire qui sait quand prendre le temps de se demander s’il existe une meilleure façon de procéder.

En matière de travail, le recours à une approche à boutons-poussoirs est aussi susceptible de donner lieu à une espèce de distanciation sur le plan éthique. Un actuaire qui reçoit un signal de type bouton-poussoir – qui, à tort ou à raison, se sent incapable d’y répondre – est susceptible d’adopter une attitude complaisante d’obéissance aux ordres. En revanche, la personne qui actionne le bouton-poussoir actuariel peut présumer d’une responsabilité professionnelle moindre du fait qu’elle s’est fiée à d’autres personnes pour accomplir le travail. Cette situation est comparable à l’expérience de guerriers qui, en appuyant sur des boutons, commandent à distance des opérations militaires qui ont des conséquences au-delà de l’horizon.

Ce détail non négligé

Les écrans tactiles modernes nécessitent un léger contact plutôt que l’exercice d’une pression sur un bouton. C’est ainsi que, maintenant, on balaie l’écran pour tourner des pages virtuelles ou on l’effleure pour indiquer un like sur une publication dans les médias sociaux. Mais cette technologie a négligé l’expérience sensorielle que procure le fait d’appuyer sur un vrai bouton. Je fais référence à cette résistance physique étrangement satisfaisante et au « cla-clac » qui se fait entendre lorsque vous choisissez votre chanson préférée dans le jukebox du petit restaurant vintage de votre quartier. Ou encore au « clic-clic-clic » rapide et curieusement rassurant provenant du clavier de votre BlackBerry.

Le terme skeuomorphisme désigne ce qu’il reste d’un élément technologique ou de design lorsqu’il n’a plus d’utilité pratique, soit une forme qui demeure lorsque sa fonction n’existe plus. On conserve volontairement ces formes anachroniques pour donner aux nouveautés un sentiment de familiarité et assurer un bien-être psychologique dans un monde en évolution. Pensons aux interfaces utilisateurs d’une application audio qui représentent, sur un écran tactile, des cadrans et des boutons (pas des vrais) qui ramènent à une autre époque. Le son inutile de fermeture de l’obturateur d’un appareil-photo qui se fait entendre – ou plutôt que les nostalgiques choisiront d’activer – lorsqu’on prend une photo avec son téléphone est un autre exemple de skeuomorphisme.

La suite des choses

La profession actuarielle canadienne a manifestement délaissé certains de ses anciens outils, par exemple les chiffriers imprimés, les règles à calcul et les fonctions de commutation. Je me demande cependant s’il existe certaines qualités skeuomorphiques qu’il nous coûte de délaisser au moment d’intégrer de nouveaux domaines de pratique. Certaines caractéristiques familières – peut-être même des stéréotypes – qui ont déjà représenté une valeur concrète, mais qui ne sont peut-être plus adaptés à l’avenir?

En cette ère du numérique, notre univers comporte très vraisemblablement de moins en moins de boutons classiques. Lorsque la gamine de l’ascenseur aura atteint l’âge de ses grands-parents, elle pourra peut-être mettre en marche un processus (j’hésite à utiliser le mot « mécanisme ») complexe simplement en clignant de l’œil – sans devoir recourir au moindre bouton-poussoir. Je me demande donc aussi de quel genre de services actuariels elle aura besoin au cours de sa vie et comment évoluera notre profession pour répondre à ses besoins.

Frank Grossman, FICA, est membre de la Sous-commission sur l’administration des affaires générales et le professionnalisme de la Commission sur l’éducation permanente.

Quels changements avez-vous observés dans votre pratique actuarielle? De quelle façon croyez-vous que les services actuariels évolueront? Joignez-vous à la conversation.

Cet article reflète l’opinion de l’auteur et il ne représente pas une position officielle de l’ICA.

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