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Les coulisses de l’exploit

Par Chris Fievoli, FICA

L’an dernier, j’ai enregistré avec Frank Grossman un épisode de balado portant sur un projet de recherche qu’il a réalisé au sujet des questions d’éthique au sein de la profession. Je connais Frank depuis plus de 30 ans, et je crois que pendant toutes ces années, aucune de nos conversations n’a duré moins d’une heure. Je n’ai donc pas été étonné que notre entretien ait duré encore 40 minutes après la fin de l’enregistrement.

De fil en aiguille, notre discussion s’est entremêlée avec un sujet d’intérêt commun, l’histoire du baseball. Et lorsque la conversation porte sur les manquements à l’éthique dans le passe-temps national, on en vient inévitablement à parler des White Sox de Chicago de 1919, qui ont honteusement concédé les World Series aux Reds de Cincinnati en échange d’un paiement du syndicat de jeu d’Arnold Rothstein.

Huit membres des « Black Sox » ont été bannis à vie des ligues majeures, y compris « Shoeless » Joe Jackson, détenteur de la troisième meilleure moyenne au bâton de l’histoire des ligues majeures.

Cet événement est à l’origine de cette crainte obsessionnelle du baseball d’être associé de près ou de loin aux paris sportifs, laquelle a mené à l’exemple moderne de Pete Rose. Le frappeur étoile de tous les temps, connu sous le nom de « Charlie Hustle », a été exclu à vie du sport en 1989 après qu’il fut révélé qu’il avait parié sur des matches auxquels il participait.

Bien qu’il ait allégué n’avoir jamais parié contre sa propre équipe, il demeure qu’il était tout de même en position d’influencer l’issue du match. Par ailleurs, les règles des ligues majeures de baseball relatives aux paris ont toujours été très claires, tout comme sa violation. Il est difficile d’arguer que sa suspension était injustifiée.

Plus tard dans notre conversation, Frank et moi nous sommes butés à une énigme : comment concilier cette aversion pour les paris avec la longue tradition de tricherie dans le domaine du baseball? Depuis plus d’un siècle, les joueurs contournent les règles d’innombrables façons pour obtenir un avantage. Balles truquées, vol de signaux, arrosage excessif du champ intérieur pour ralentir les balles au sol de l’adversaire – toutes ces astuces ont été tentées avec plus ou moins de succès au fil des ans.

Prenons, par exemple, Gaylord Perry, lanceur inscrit au Temple de la renommée ayant remporté 314 matchs, deux Prix Cy Young, et ayant, semble-t-il, rarement lancé une balle n’étant pas enduite d’une substance étrangère la rendant plus difficile à frapper.

Les tricheries de Perry étaient un secret de polichinelle dans le monde du baseball et ont été accueillies par un clin d’œil entendu tout au long de ses 22 ans de carrière. On est en droit de se demander pourquoi on considère Gaylord Perry comme une légende alors que Pete Rose et Joe Jackson demeurent diabolisés.

Nous en sommes finalement venus à la conclusion que tout reposait sur une grande différence : l’intention. Quoi que Gaylord Perry ait pu faire, il le faisait toujours dans l’intention de gagner; ses tricheries visaient à avantager son équipe. Joe Jackson et le reste des Black Sox faisaient exactement le contraire et visaient délibérément à perdre des matchs. Quant à Pete Rose, c’est qu’on ne pouvait jamais vraiment savoir, ce qui est probablement tout aussi grave.

Donc, qu’est-ce que tout ça a à voir avec l’éthique chez les actuaires? Lorsque nous pensons à des situations dans lesquelles nous pourrions devoir prendre une décision fondée sur l’éthique, nous avons tendance à imaginer un scénario de type Jackson/Rose dans lequel la transgression est si évidente qu’il n’y a aucun doute qu’elle dépasse les bornes.

Par exemple, imaginez que vous êtes actuaire responsable de l’évaluation et qu’on vous demande de réduire volontairement vos provisions et de générer une prime de direction fondée sur le bénéfice net de l’entreprise, même si cela est contraire aux normes de pratique. Il devrait être évident que ce genre de mesure est contraire à l’éthique et serait l’équivalent actuariel de programmer l’issue d’un match de baseball. Personne, en toute bonne conscience, ne devrait faire cela et il n’y aurait aucun doute quant au caractère frauduleux de l’intention.

En revanche, qu’en serait-il si vous vous trouviez dans une situation de type Perry, soit dans laquelle une action douteuse sur le plan éthique pourrait être avantageuse pour toutes les parties concernées? Par exemple, supposons que l’on exerce sur vous des pressions pour que vous soyez complaisant à l’égard d’une hypothèse que vous êtes responsable d’établir.

On peut imaginer tous les arguments invoqués en faveur d’une telle mesure. Par exemple, il s’agit d’une mesure temporaire, cela nous aidera à traverser une période financière difficile, nous pourrons l’annuler au prochain trimestre, personne ne le saura, cela n’affectera personne, nous en sommes tous gagnants et gagnantes. Dans ce cas-ci, il pourrait être encore plus difficile de respecter vos principes d’éthique du fait qu’il est tentant de résister à la pression voulant que vous « fassiez preuve d’esprit d’équipe » et que la transgression en soi ne serait pas aussi évidente.

En fait, je serais prêt à parier qu’il est beaucoup plus probable de se retrouver dans cette situation que dans la première. Alors, au lieu d’espérer pouvoir démontrer nos principes éthiques devant un crime grave, nous pourrions être appelés à rester inflexibles face à plusieurs plus petits délits. On ne vous demande pas de perdre délibérément le match, mais simplement de graisser un peu la balle pour avantager tout le monde.

Ce qu’il faut retenir de tout cela, c’est qu’il convient de veiller à ne pas laisser la fin justifier les moyens en matière d’éthique, qu’il s’agisse de baseball ou de travail actuariel. On ne devrait pas se poser la question à savoir si quelqu’un est lésé, mais plutôt à savoir si c’est la bonne chose à faire. Même s’il semble que tout le monde y gagne, nous avons toujours la responsabilité professionnelle de respecter nos règles de déontologie et d’agir avec honnêteté et intégrité.

Les joueurs de baseball trouveront inévitablement de nouvelles façons créatives d’obtenir un avantage injuste (les Astros de Houston, ça vous dit quelque chose?), mais c’est un jeu auquel les actuaires ne devraient pas jouer.

Remarque : Au moment de la rédaction de cet article, on ne savait pas encore si la saison de baseball 2022 allait avoir lieu. Mon plan de rechange était de vous inviter à revivre l’un des plus grands matchs de l’histoire, soit le sixième match des séries mondiales de 1975. Même si nous savons maintenant que la saison de baseball aura bel et bien lieu, il vaut tout de même la peine de regarder ce match, et ce, jusqu’à la fin.

Cet article reflète l’opinion de l’auteur et il ne représente pas une position officielle de l’ICA.

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